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Cannibalisme, Vol 2 : Manger des gens

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publié le
7/2/2022
6
min de lecture
Portrait de Romain

Romain Leduc

guide-conférencier, chasseur d'idées reçues

La famine (...) s’accrut tellement en raison de nos péchés qu’elle poussa des hommes à manger d’autres hommes. Anonyme, 793, règne de Charlemagne.

Manger des gens est une vieille tradition humaine. A Herxeim, un site archéologique allemand daté d’environ 5000 av JC (pour repère, les pyramides de Gizeh sont construites vers 2500 av JC) présente d’impressionnantes fosses remplies de restes humains. Les archéologues ne doutent pas trop du destin de ces quelques 400 individus dont les os portent d’évidentes traces de découpes et de morsures. Par contre, les victimes provenant de régions diverses et éloignées, les chercheurs s’interrogent davantage sur le sens qu’a pu prendre un cannibalisme d’une ampleur aussi inédite.

J’aimerais vous conseiller à ce sujet l’incroyable travail de Thomas Laurent, archéologue youtubeur passionnant. Si mes articles pouvaient vous faire découvrir son travail, ce serait une bonne action. 


Mais aujourd'hui, nous nous intéressons à une anthropophagie plus proche et plus familière. Elle a terrorisé les populations européennes et hante toujours les comptines actuelles (je vous conseille La Légende de St Nicolas avec ce clip complètement badant). Après avoir esquissé les contours de cette Europe médiévale hantée par la faim dans un précédent article, il est désormais temps de se pencher sur les faits.

 

Difficile de trouver des traces tangibles d’actes cannibales au tout début du Moyen Âge (entre 500 et 700). Les chroniques sont rares et il ne nous reste que les pénitentiels pour nous renseigner (j’ai expliqué tout ça dans l’article précédent). Or, autant les clercs de cette époque sont très diserts sur les interdits alimentaires portant sur la viande animale, autant ils restent relativement silencieux sur la consommation de chair humaine. C’est que la simple mention d’actes cannibales constitue un tel sacrilège qu’on se refuse à la poser par écrit. L’abomination que représentent ces transgressions nuit terriblement à l’image des puissants qui sont les commanditaires de ces textes et qui préfèrent éviter la mauvaise pub.


Néanmoins, l'effondrement de l’Empire Romain et les invasions barbares (des termes inexacts mais pour cette fois nous ferons avec) nous livrent bien quelques mentions d’actes anthropophages. Hydace de Chaves (400-463), témoin de l’installation des peuples wisigothiques en Espagne, rapporte : 

“Une terrible famine fait des ravages, au point que les humains dévorent la chair humaine (...) et les mères elles aussi se nourrissent du corps de leurs enfants qu’elles ont tués ou fait cuire.”  

Lors du siège de Rome par les armées d’Alaric, en 410, Saint Jérôme rapporte également que les assiégés, désespérés, cuisent les corps des plus faibles pour s’en nourrir. 


Événement traumatique et fondateur pour le christianisme, la chute de l’Empire Romain (476) voit sa dimension tragique renforcée par ces récits terribles. Mais en règle générale, les clercs évitent le sujet du cannibalisme, surtout dans les siècles qui vont suivre. C’est par leur silence et leurs omissions qu’on déduit la récurrence de ces phénomènes dans cette Europe du Haut Moyen Âge dévastée par les guerres et les famines. On saisit également toute l’horreur que de telles pratiques inspiraient aux lettrés de l’époque. Leurs mentions allusives semblent bien indiquer qu’ils devaient avoir eu vent de ces pratiques, sans oser les écrire explicitement.

    “(...) ainsi les vivants se mirent à tuer les chiens et les manger, par crainte de devenir enragé et de se livrer à l’anthropophagie”. Chronique romaine.
    “Cette année, il y eut une telle famine en Gaule que les uns ne s’abstenaient qu’avec peine de la chair des autres”. Chronique d’Auxerre.




Mais ce silence de plusieurs siècles est brisé au VIIIe siècle (pour repère, autour du règne de Charlemagne). Pourquoi ? Probablement parce que la stabilisation - relative - de l'Europe et le développement  des ordres monastiques, sous l’impulsion de l’empereur, a permis d’augmenter le nombre de lettrés. Les pénitentiels cèdent doucement le pas aux chroniques. Les grands chroniqueurs, toujours censés chanter par leurs écrits les louanges des régnants, restent frileux à l’idée de mentionner que des actes de cannibalisme ont lieu sous la juridiction de leurs commanditaires. Ce serait en effet signe d’une colère divine dirigée contre le seigneur de ces terres - on en parlera dans le prochain épisode. 

Par contre, ce n’est pas le cas de petits chroniqueurs locaux. Ils voient probablement de leurs propres yeux ces terribles pratiques, ou du moins en ont des témoignages directs. Et puis ils n’ont pas les contraintes des chroniqueurs impériaux ou royaux et leurs tons s’en trouvent plus libres. 


Ça commence en Irlande, en 700. On signale discrètement dans la chronique d’Ulster que la famine est telle que “l’homme mange l’homme”. Puis, c’est l’empire de Charlemagne qui est touché en 793. 

    “La faim, qui avait commencé l’année précédente, s’aggrava à tel point (...) qu’elle força en vérité, nos péchés l’exigeant, les hommes à manger les hommes, les frères à manger les frères, les mères à manger les fils.” Annales de Lorsch.

Les famines frappent à plusieurs reprises l’empire carolingien et les témoignages de cannibalismes se multiplient, en France notamment, à Angoulême, Sens, Paris, et sur le bord du Rhin. Pour la première fois, le cannibalisme prend une place conséquente dans les chroniques, ce qui permet aux historiens (Duby, Bonassie, Montanari... ) d’envisager que ces comportements soient devenus un vrai fait de société - ce qui ne signifie pas qu’ils soient devenus monnaie courante mais plutôt que tous en aient alors entendu parler. 

    “A Sens, en un seul jour, on a trouvé 56 hommes morts. Dans ce même village, il s’est trouvé des hommes et des femmes qui, ô honte, en ont tué et mangé d’autres.” Chronique de Sens.
    “Une faim très aiguë s’ensuivit dans beaucoup de provinces, surtout en Bourgogne, où beaucoup d’hommes moururent de façon cruelle, de telle sorte que des hommes mangèrent des cadavres d’hommes.” Chronique de Xanten.
    “Il y eut une telle rareté de pain dans toutes les provinces qu’en raison du manque de nourriture, des hommes, en multitude infinie, furent tués par leurs semblables et dévorés à la manière des bêtes.” Chronique d'Angoulême.

Les chroniques se trouvent confirmées par l’archéologie : à Villier-le-Bel, au niveau de la rue Gambetta, on découvre le cadavre d’une femme du Xe siècle portant des traces de découpe et de cuisson. L’hypothèse du cannibalisme est plus qu’envisagée. Sacrée époque.

   

Et ça ne s’arrange pas forcément. En effet, si les sources semblent se tarir en ce qui concerne les mentions d’actes anthropophages, c’est probablement parce qu’une partie des chroniqueurs, des moines, sont trop occupés à se faire tabasser par les Vikings qui ont pensé que c’était le bon moment pour venir faire un coucou et emprunter deux trois meubles. C’est l’époque du (vrai) Rollo, le frère du (fake) Ragnar de la série. De quoi nous faire relativiser sur 2020.



L'anthropophagie de survie marque son grand retour autour de l’an mille, notamment lors de la grande famine de 1032. Des inondations épouvantables détruisent presque toutes les récoltes. Et là, c'est un festival. Les témoignages des chroniqueurs sont beaucoup plus détaillés. Le XIe siècle est un moment charnière, entre la longue et douloureuse agonie de l'Europe carolingienne et la naissance de la société féodale qui conduit à l’âge d’or du XIIe et du XIIIe siècle (l’âge des cathédrales gothiques). Les lettrés sont plus nombreux et certains beaucoup plus libres dans leurs écrits. Alors accrochez-vous. 

Ainsi Adémar de Chabane, moine chroniqueur de la région de Limoges, nous raconte :

“(...) dans le peuple se déclencha une telle famine que, fait jusque là inconnu, les gens se pourchassaient pour s’entre-dévorer et que beaucoup, tuant leurs semblables par le fer, se repaissent de viandes humaines à la manière des loups.”


C’est encore Raoul Glaber, moine bourguignon, qui nous apporte le témoignage le plus frappant. L’acuité de sa description en fait bien entendu un document de première importance pour les historiens, mais nous fait également parvenir, à travers les siècles, les échos du désespoir de ces lointains grands parents face à ce qu’ils vivaient comme une inéluctable calamité, arbitraire et divine. C’est avec pitié et épouvante qu’au sujet de l’effroyable famine de 1032, Raoul Glaber nous dit :


“Dire à quel point porta la corruption des hommes provoque l’horreur. On vit alors, ô douleur, ce qu’on avait rarement vu dans le passé, des hommes rendus furieux par la faim, manger la chair d’autres hommes. Les voyageurs, assaillis par des hommes plus vigoureux qu’eux étaient démembrés, cuits au feu et mangés.”

Plus loin, on peut lire :

“En beaucoup d’endroits les cadavres furent exhumés et servirent à apaiser la faim. (...) comme si manger de l’homme était entré dans l’usage, on vit quelqu’un apporter de la chair humaine cuite au marché de Tournus.(...) Arrêté, il fut lié au bûcher et brûlé. Quelqu’un vint de nuit exhumer sa chair et la manger. Il fut brûlé de même.”


Ces mots terribles se passent de commentaires - pour aujourd’hui seulement, car le texte de Glaber est en réalité d’une immense richesse pour l’analyse des mentalités de l’époque et du sens que l’on pouvait donner à ces horreurs. 

La famine de 1032 est l’une des dernières du Moyen Âge, et l’une des plus dures. Le cannibalisme de survie semble disparaître dans les siècles qui suivent l'âge d’or gothique. Disparu, vraiment ? En réalité, il s’est plutôt déplacé.

En effet, une soixantaine d’années plus tard débute la Première Croisade, en 1096. Loin d’être un simple envoi de chevaliers armés vers la Terre Sainte, il s’agit d’un gigantesque mouvement migratoire de populations très diverses, paysans, soldats, moines, miséreux, femmes, vieillards, enfants. Cette foule hétéroclite fanatique quitte l’Europe pour un pèlerinage crucial, le dernier des derniers, celui qui libérera Jérusalem et hâtera l’Apocalypse et la venue du Christ sur cette terre qui, nous l’avons déjà assez vu, fait tant souffrir les hommes. 

Sans armes, incapables de combattre, errant sans ressources autres que les pillages que leur laissent les troupes armées, traversant des déserts dont ils ignorent tout, ils meurent de faim, ils meurent de soif. Alors ces pèlerins, dont les veillées auprès du feu devaient avoir été hantées par les récits de faim et de mort de leurs parents et grands parents, à nouveau se tournent vers les cadavres qui jonchent l’interminable route vers Jérusalem, et les dévorent. On les nomme les Tafurs. A nouveau le Moyen Âge, cet âge de la faim, voit des misérables se repaître de chair humaine. 



Nous reviendrons sur ce sujet passionnant des Croisés Cannibales dans notre prochain article. Les cas d’hommes mangeant d’autres hommes subsistent en effet après les atroces famines du XIe siècle. Antioche au XIIe siècle, Paris au XIVe siècle, Florence au XVe siècle... Mais leur sens et leur cause sont profondément différents.


Nous avons dressé le décor dans le premier épisode. Nous concluons ce second épisode qui s’est voulu un court résumé des faits rapportés par les textes et les chroniques. Il est désormais temps de plonger plus profondément dans les esprits et dans les cœurs des hommes qui ont vu la chair humaine cuite, rôtie, bouillie, ou dévorée crue.