Kingdom of Heaven, Sapologie, couleurs et Moyen-Age
Un loup du Moyen Âge, tiré du Bestiaire d'Aberdeen
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La Peur du Loup

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publié le
7/2/2022
5
min de lecture
Portrait de Romain

Romain Leduc

guide-conférencier, chasseur d'idées reçues

Nous sommes à Paris, durant l’été 1421. Le soleil couvre une ville désolée. La Guerre de Cent Ans, qu’on avait pensée finie, a repris depuis déjà 14 ans, sous les traits d’une atroce Guerre Civile entre les Armagnacs et les Bourguignons, deux factions se disputant les faveurs du Roi de France. Le Roi d’Angleterre s’est joint au massacre et a planté son étendard sur la capitale. Pour les Parisiens de ce siècle sombre qui frissonnent encore au souvenir de la Peste Noire qui dépeupla la cité, la survie se joue entre les combats de rue  des multiples pouvoirs locaux, les faubourgs et les campagnes dévastés par des mercenaires démobilisés et la famine qui rôde. On meurt facilement, et souvent sans sépulture. De ces heures terribles de l’histoire de Paris, un traumatisme semble avoir marqué plus encore les esprits, tant qu’on le raconte encore aujourd’hui et qu’il demeure l’une des anecdotes favorites des guides touristiques. Cet été là, les loups, alléchés par l’odeur des cimetières bondés et des corps pourrissants, errant sans frein dans un royaume en ruine dirigé par un roi fou (Charles VI), entrent dans Paris et dévorent de nombreux habitants.

Rapporté par plusieurs chroniques, dont Le Journal d’un Bourgeois de Paris, dont je conseille la lecture, cet événement est souvent désigné comme le déclencheur de la peur centenaire du loup, comme si ces attaques avaient fondé à elles seules cette mythologie qui devait plus tard s'étoffer de bêtes du Gévaudan ou de chaperons rouges.

L’épisode est déjà largement couvert par blogs et autres articles, je ne m'étendrai pas d’avantage dessus. Cependant, pour effrayante que fut sa visite aux Parisiens, le Loup n’a pas attendu le XIVème siècle pour trouver sa place dans l’imaginaire des occidentaux. Il n’a certes pas toujours fait peur, mais il a été craint bien avant que la Guerre de Cent Ans lui ouvre les portes de Paris. Laissez vous emporter dans un voyage aussi historique que poétique à travers l’imaginaire occidental, et un premier pas vers ce sujet passionnant qu’est l’étude de la symbolique animal.

Merci les figurants du Puy du Fou

Lorsqu’on entame un périple dans l’imaginaire humain, on se retrouve bien vite, comme le disait François Poplin, maitre de conférence au Museum national d'histoire naturelle, face à un « bestiaire central ». Certains animaux s’élèvent au-dessus des autres, dotés de plus de pouvoir, parés de plus de prestige. L’Éléphant en Inde, son plus gros cousin en Afrique aux côtés du Rhinocéros, l’Aigle en Amérique du Nord et le Jaguar dans l’Amérique plus centrale. En Europe, ce dit bestiaire surgit très tôt, précédant même l’expansion des système d’écritures. Il est largement dominé par le Corbeau et bien entendu, celui qui fut le Roi des Animaux bien longtemps avant que le Lion n’usurpe ce titre, l’Ours. Je consacrerai bientôt de nouveaux articles à ceux-ci. Toutefois, au côté du sanglier et du cerf, le loup y figure en bonne place.

Le loup antique présente des visages changeants, selon qui vous en raconte les mythes. Les Méditerranéens ne le craignent pas, et ne le considèrent éventuellement que comme un danger pour leurs troupeaux. Les Grecs louent son intelligence et sa ruse et le lient à l’idée de métamorphose et de déguisement. Ovide raconte ainsi que Leto, ayant eu ses deux enfants Apollon et Artémis de l’adultère Zeus, cherchait à échapper à la jalousie meurtrière de son épouse Héra. Pour les protéger, Zeus les changea en loups, et ils allèrent  se cacher dans les bois de Lycie, au Sud de l’Anatolie. Il est probable que la région et la version grecque ancienne du mot loup aient la même racine. Apollon en tire d'ailleurs l’un de ses surnoms, Apollon Lycien, et les bois proches d’Athène dans lesquels Aristote enseigne et vénère ce même Apollon sont appelés Bois Lycéens. L’origine étymologique du lycée moderne est possiblement à chercher du côté du loup. Quant à la Louve romaine, elle est ambivalente. Certes, elle est la louve mythique qui allaite les deux fondateurs de Rome, Romulus et Remus. Mais celle qu’on appelle communément la lupa, louve en latin, dans la Rome Antique, est en fait une prostituée. Un passif tenace dont nous tenons, jusqu’à aujourd’hui, le mot lupanar. Ainsi l’Antiquité aura tiré du même animal le lycée, et le bordel.

Dans le quartier Latin, la Louve capitoline veille sur Romulus et Remus

En revanche, de l’autre côté de l’Europe se tapit un loup bien différent. Plus mystérieux en premier lieu car, contrairement au loup des civilisations de l’écrit qui bordent la Méditerranée, le loup slave, celte ou germain hante une tradition orale qui nous est malheureusement parvenue que bien parcellaire. Plus inquiétant ensuite : les Nordiques craignent le monstrueux Fenrir, loup immense dévoreur du monde qui mettra fin au règne des Dieux lors du Ragnarok, récit eschatologique scandinave. Si des loups semblables paraissent également terrifier les slaves, ceux des contes celtes semblent moins effrayants.

Fenrir arrache la main de Tyr, dans un manuscrit islandais du XVIIIè siècle

La Bible, quant à elle, reste plutôt muette sur la question du loup, relativement absent au détriment du lion. Pourtant, le crépuscule de l’Empire Romain d’Occident, qui est chrétien, voit l'avènement d’un nouveau Loup, féroce, dangereux, obscur, dont les chroniqueurs, majoritairement des clercs, dressent un portrait très sombre. Les raisons sont multiples : les royaumes et l’Église qui s’élèvent sur les ruines de Rome, s’ils poursuivent tant qu’ils peuvent la tradition romaine du droit, de l’État et du christianisme, sont néanmoins des barbares – ceci étant dit avec toute la prudence dont on doit faire preuve en maniant ce concept. Leurs ascendances franques, alaines, vandales, germaines, hunniques, restent hantées des loups terribles de l’Europe septentrionale ou orientale. De surcroît, la lente agonie de l’Empire, la rétraction des villes et le délabrement des infrastructures laissent le champs libre à la forêt qui reprend ses droits et avec elle, le loup. Abusivement nommé « Âge Sombre », les siècle suivant la chute de l’Empire (traditionnellement daté de 476 après JC) sonnent néanmoins un premier règne du loup, qu’on voit au gré des chroniques mérovingiennes prélever son tribut de chair humaine sur les routes, dans les villages ou sur les champs de bataille. Jean-Marc Moriceau note toutefois, dans son livre de référence Histoire du Grand Méchant Loup, que les sources relatant de telles attaques restent très éparses. 

Cette période qu’on appelle le Haut Moyen Âge (grossièrement de 476 après JC à la fin du Xème siècle) s’efface pour faire place au Moyen Âge dit classique, époque des cathédrales, des florilèges gothiques et des croisades. C’est un moment de paix relative due à une stabilisation des pouvoirs, une époque de prospérité, d’épanouissement intellectuel et de développement tant urbain que rural. L’habitat du loup recule au point qu’on ne le craint plus du tout. De surcroît, l’Église, bien décidée à se débarrasser de cet encombrant reliquat des croyances païennes, en encourage le massacre et le transforme de bête féroce à animal stupide. Il est régulièrement tourné en ridicule dans les vies de saints ou les contes populaires. Ainsi, le Roman de Renart présente un loup régulièrement berné par autrement plus malin que lui, le goupil – qu’on appelle renard plus tard, en référence au-dit recueil de nouvelles médiévales. Plus personne n’a peur de lui. Puis vient la douloureuse transition vers le Moyen Âge tardif, marquée par la Peste Noire et la Guerre de Cent Ans que j’évoquais plus haut. Oubliée un temps, la peur du loup est de retour.

Cela fait-il de l’épouvantable visite des loups aux parisiens en 1421 l’origine de la peur du loup en France ? Absolument pas. Et pour mieux le comprendre, il va falloir démonter une idée reçue aussi tenace que profondément erronée : les siècles de grand malheurs pour l’homme du commun vivant en France, les pires années de peurs, de faim, de mort omniprésente ne sont absolument pas le Moyen Âge. Le siècle des grandes souffrances est plutôt celui qu’on a voulu appeler, bien ironiquement, le Grand Siècle. C’est le XVIIème siècle, celui d’Henri IV, de Louis XIII et surtout, de Louis XIV. On bâtit Versailles tandis qu’en France, on meurt plus jeune que jamais – deux fois plus jeune que sous Saint Louis, au XIIIème siècle. La faim est partout, la taille des hommes comme celle du bétail réduit considérablement. Le brigandage endémique, les immenses armée royales démobilisées et laissées sans aucun contrôle, le fanatisme religieux et l'hygiène épouvantable rendent l’existence bien fragile. À nouveau sorti de la forêt où le Moyen Âge l’avait reclus, le loup dévore cadavres, enfants, vieillards et décime les troupeaux.

L’Église l’intègre alors le loup à son bestiaire démoniaque. Animal sombre, agissant de nuit, il devient un proche compagnon du Diable. Lors du Sabbat, les sorcières le chevauchent à l’envers, ainsi que le mentionnent les procès en sorcellerie – qui n’ont absolument rien de médiévaux mais sont bel et bien le fruit de l’époque moderne. Alors qu’il n’avait jamais fait trembler les campagnes au Moyen Âge, le loup-garou envahit le folklore rural et ce, jusqu’au XIXème siècle. Sommet inouï de la bestialité diabolique, le lycanthrope se transforme aussitôt qu’il a ôté ses vêtements – la nuit – et ne redevient homme qu’en les remettant. Les phénomènes de peurs collectives se multiplient. La bête de Tours et la bête d’Orléans massacrent les jeunes bergers ou les personnes âgées. La bête du Gévaudan tue entre cent et deux cents personnes, s’offrant une renommée européenne et séculaire.

Lycanthrope sur une gravure du XVIII ou XIXe siècle

La peur du loup est donc une peur qui aura duré longtemps, et qui est plutôt moderne. L’animal est bien entendu le premier à en avoir payé les frais, puisqu’il disparaît d’Angleterre à la fin du XVIIème siècle, d’Irlande et d’Écosse au XVIIIème siècle, du Danemark au XIXème. Il faudra attendre 1885 et le vaccin de Pasteur, pour que le loup commence à entrer à nouveau dans les grâces des contes populaires et des romans. À titre d’exemple, Kipling aura beaucoup fait pour eux en faisant élever Mowgli par des loups dans son Livre de la Jungle. Aujourd’hui, nous nous trouvons à la croisée de toutes ces anciennes influences. Tandis que le monde rural garde encore le souvenir d’un bête dévastant les troupeaux et que l’accusation anthropophagie n’est jamais bien loin, la culture populaire s’est approprié la fascination nordique pour ce magnifique animal autant que la sympathie pour ce grand frère indomptable du chien. Le loup n’a toujours pas, depuis des milliers d’année désormais, quitté notre « bestiaire central », et les archéologues des siècles à venir, si tant est qu’il en existe, auront à comprendre pourquoi nous le portons dans nos contes, nos tatouages et nos tee-shirts.