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Le Code d'Hammourabi
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Le Code d'Hammourabi : pourquoi il déchire

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publié le
16/9/2021
5
min de lecture
Portrait de Romain

Romain Leduc

guide-conférencier, chasseur d'idées reçues

Il est le Roi du Louvre. Je m’en émerveille un peu plus à chaque rencontre, intime ou en tant que guide. Sa haute stature et son noir profond dominent toute la collection du musée. À peine entré dans la salle, sans même encore le voir, on est déjà saisi de la froide présence du basalte, on sent le poids d’une souveraineté ancienne et inaltérable. Sa solennité royale écrase même jusqu’au lion de bronze quatre fois millénaire qui lui fait office de gardien. Cher(e)s ami(e)s, il est temps que je vous parle de l’un de mes objets favoris du Louvre, dont la complexité dépasse de beaucoup ce qu’un simple cartel peut offrir : le Code d’Hammourabi. 

Immense stèle de basalte de plus de deux mètres de haut, le Code d’Hammourabi est aujourd’hui présenté comme, et l’énoncé est important, « le plus complet des codes de lois » de la Mésopotamie Antique. Il est daté du XVIII siècle avant l’ère chrétienne. Ces époques reculées étant souvent difficiles à se représenter, il me paraît important de préciser que la Grèce et la Rome antiques sont beaucoup plus tardives. L’Égypte voisine, certes déjà puissante, n’a pas encore vu régner les célèbres Akhenaton, Toutankhamon ou encore Ramsès II, qui arriveront près de cinq siècles plus tard – la pyramide de Khéops, elle, existe depuis déjà plus de huit cent ans.

Cette stèle est l’œuvre d’Hammourabi, roi qui donna à Babylone puissance et domination sur les cités environnantes, dans la région de l’actuel Irak. Il se tient à la tête de la stèle, recevant l’investiture royale d’un Dieu où l’on voudrait reconnaître Samash dans les flammes bordant ses épaules. Le basalte noir est couvert de signes cunéiformes, premier système d’écriture que l’homme ait inventé, retranscrivant une langue ancienne appelée akkadien – langue sémitique appartenant à la même famille que l’hébreu, l’arabe, ou l'amharique en Ethiopie. Ils composent plus de trois cents articles, encadrés par une introduction et un épilogue lyrique louant le Roi.

Le Roi Hammourabi fait face au Dieu Shamash

Alors, pourquoi tant d’emballement devant une énorme caillasse couverte d’une écriture que personne ne comprend, si ce n’est quelques assyriologues qui prennent la poussière dans leurs forteresses de vieux livres et de tablettes d’argile. Cher(e)s ami(e)s, le Diable se cache toujours dans les détails. Tout vient ici de la formulation. Le titre officiel de cet objet d’histoire, c’est « Le Code d’Hammourabi ». Les visiteurs du Louvre, pour saisis qu’ils sont par l’imposant monolithe, pensent faire face à une sorte de constitution antique, un ancêtre des codes civils qui régissent leur pays. Ce faisant, ils n’en saisissent pas le sens profond et manquent une occasion de pénétrer la sensibilité de ces hommes antiques. Le Code d’Hammourabi n’est pas un code. Il est bien plus que cela.

Qu’est ce qui a pu amener les historiens antiques, et parmi eux Jean Bottero, dont je vous reparlerai, à douter fortement de cette dénomination ? Convenons ici de la définition moderne du code de lois comme un recueil complet des lois et prescriptions qui régissent un pays. Cette acception du terme fait surgir, dans le cas du code d’Hammurabi, tout un tas de grosses contradictions une fois le texte de la stèle traduit.

Pour commencer, le manque d'exhaustivité qu’on aurait pu attendre d’un tel code surprend : pas de mention, dans ce texte, de fiscalité, pas d’énonciation des principes du droit criminel, pas d’explication de l’organisation de la justice, ce qui forme d’étranges lacunes pour un supposé ancêtre du code civil. La formulation des « articles »  étonne également. Tout est ici sous forme conditionnelle, constitué d’une prostase – « si quelqu’un a fait ça » – et d’une apodose – « il lui arrivera cela ». La forme grammaticale n’est pas un argument en soi, mais cela donne lieu à des situations curieusement très précises et spécifiques (§ 21 Si un homme a perforé une maison, on le tuera et l'enterrera en face de cette brèche.) Or, une loi, en son sens moderne, aurait plutôt tendance à s’exprimer en les termes les plus larges et englobants possibles. Autre problème, l’organisation de ces articles, dont on peine vraiment à comprendre l’ordre. Leur succession ne répond absolument pas à notre tendance naturelle – et moderne – à classer les idées de manières hiérarchiques. Le texte comporte aussi un paquet d’illogismes, comme des remboursements complètement disproportionnés ou à l’inverse des arrêtés particulièrement cléments. Bref, si ce Code avait vraiment la prétention d’être une sorte de constitution de l’état Babylonien – terme rigoureusement anachronique – les juristes semblent avoir fait preuve d’un curieux amateurisme. 

Pris dans son contexte plus large, la dénomination de Code soulève encore d’autres paradoxes. Les sources écrites contemporaines à l’établissement de la stèle ne vont pas du tout dans le sens d’un « code de loi » à la Napoléon. Pas de trace, dans les restes de compte rendus juridiques pourtant abondants, de jugements ou de sentences rendus au nom du Code d’Hammurabi. Pire, nombreux sont les sentences prises, dans la même région et sous le règne du même roi, complètement à rebours des énoncés de ce « code ». Les juges de l’époque ne semblent pas avoir conféré à cette immense stèle la moindre valeur législative. Plus curieux encore, des copies dudit Code ont été retrouvées et datées des siècles suivant le règne d’Hammurabi – bien après que le royaume et la société qu’il avait oeuvré à bâtir aient cédé sous les coups des tribus Kassites. C’est à dire, bien après que le soit-disant code soit devenu complètement caduc. Si on s’acharnait à graver dans la pierre et l’argile ces lignes sans qu’elles n’aient gardé aucune valeur normative, c’est que ces hommes anciens devaient y trouver autre chose de valeur.

Ces étonnantes lacunes ne font que rendre le « Code d’Hammurabi » plus passionnant. On y trouve de précieuses informations sur le fonctionnement de la famille babylonienne, de l’esclavagisme, une des toutes premières mentions écrites de la peine de mort… Mais la question subsiste : à quoi donc pouvait bien servir cet étrange code, qui ressemble après après une observation plus attentive à un recueil de jurisprudences, et que personne ne semblait suivre à la lettre ? Ce Roi immense qu’a été Hammurabi semble avoir quelque chose à nous dire. 

Toutes ces réponses mes chers amis, je serais bien heureux de vous les livrer lors d’une visite guidée du Louvre, et plus particulièrement lors d’une errance dans le département des Antiquités orientales, loin des foules, et dans l’ombre des pièces les plus belles et les plus fascinantes qu’on peut trouver à Paris – voire dans le monde.

JE SAIS, je sais, c’est une bien cruelle manière de vous faire miroiter la qualité de mes services. Mais croyez bien que si je m’étais attelé à la rédaction d’un article entièrement consacré à la question, le format du dit-article en aurait sûrement découragé plus d’un. Or, le sujet est incroyablement, immensément passionnant – et voilà qui m’amène à ma conclusion.

Car à la fin, pourquoi tant d’agitation pour un morceau de pierre gravé d’une langue qui nous échappe encore en partie aujourd’hui ? Tout simplement parce que ces Mésopotamiens, ces civilisations du Tigre et de l’Euphrate qui se sont appelées Sumériens, Akkadiens, Babyloniens, Assyriens, sont les premières à avoir adopté un système d’écriture. C’est-à-dire qu'elles se sont dotées, en 3200 avant notre ère, d’un incroyable outil de mémoire verbale, révolutionnant le concept même de culture. Elles ont établi une caste de lettrés, d’intellectuels, qui pour la première fois de l’histoire humaine, se sont attelées à la description du réel, forgeant de nouveaux outils comme les mathématiques, la grammaire, les encyclopédies. Fascinant également, nous avons tiré et tirons encore aujourd’hui des sables d’Irak les plus anciens témoignages écrits du sentiment religieux. Nous avons trouvé dans ces tablettes les plus vieux dieux dont nous pouvons connaître les noms – des siècles avant que le mot, ou même le concept moderne de dieu ait émergé. Je vous conseille à ce sujet la visite Dieux & Démons du Louvre, que je consacre toute entière à la réflexion sur le concept même de divinité et de religion.

C’est de ce monde incroyable, de ces premiers pas de l’homme dans l’établissement d’une culture écrite et d’une pensée étendue, élargie, élevée par chaque nouveau texte, de ce long cheminement humain vers ce qu’on appellera des millénaires plus tard la science dont témoigne le code d’Hammurabi. Et si l’idée de savoir ce qu’ont pu penser, craindre, espérer des hommes éloignés de nous de 5 200 ans ne vous convainc pas encore à visiter le Louvre, sachez enfin que ce sont également nos ancêtres, intellectuellement parlant ! Des Egyptiens, pourtant plus connus, plus « médiatisés », nous n’avons rien hérité – leur culture s’est noyée dans les sables ou a ployé sous les coups de marteaux des fanatiques du christianisme primitif. Les Mésopotamiens eux, hantent l’Ancien Testament de leurs rites, de leurs noms, de leurs démons. Ils nous ont donné le système horaire en base soixante, et ils nous ont donné Pazuzu, l’esprit qui possède la gamine dans l’Exorciste et dont la statuette est présentée… au Louvre. Nous aimons souvent nous dire de culture judéo-chrétienne : nous sommes tout autant des Mésopo-Grecs.