Kingdom of Heaven, Sapologie, couleurs et Moyen-Age
Qui a vu l'incroyable "Midsommar" d'Ari Aster connait la force symbolique de l'ours dans l'iconographie "païenne".
Moyen-Âge
religion
sensibilités

L'ours, le Roi déchu

icon validité
publié le
16/9/2021
5
min de lecture
Portrait de Romain

Romain Leduc

guide-conférencier, chasseur d'idées reçues

Lors d’un précédent article, nous suivions le loup dans ses errances à travers l'imaginaire de l’homme occidental. Cela permettait de saisir qu’une partie de la peur que la pauvre bête inspire encore aujourd’hui, pour longue qu’elle avait pu être, n’en restait pas moins moderne. La sombre réputation qu’elle a traînée jusqu’à nos jours aurait probablement surpris un Romain ou même un Parisien du temps des cathédrales. Or, l’Histoire ne fut pas cruelle qu’avec le loup. Le véritable héros déchu du bestiaire européen, le roi des animaux dont on usurpa la couronne, c’est bel et bien l’ours. 

Les rêveries de l’homme préhistorique sont déjà hantées par les ours. L’art pariétal semble lui réserver une place à part, souvent dans un espace pictural dédié, parfois même dans une « salle » qui lui est entièrement réservée. La Grotte Chauvet porte dans ses profondeurs, en plus du millier de peintures vieilles de 37 000 ans, une très étrange « salle des ours». Sur une pierre est posé un crâne d’ours, tandis que plus d’une dizaine d’autres l’entourent. La question d’un « culte » reste délicate lorsqu’on est face à des hommes qui ne connaissent pas l’écrit et le débat est encore vif chez les préhistoriens.

Mystérieux crâne d'ours dans la grotte Chauvet

L’historien quant à lui ne saurait remonter aussi loin sans dépasser le champs de ses compétences. De toute manière, l’Ours est déjà partout lorsque l’Histoire à proprement parler débute. Grecs, Celtes, Slaves, peuples des limites boréales comme les Lapons ou du Nouveau Monde comme les Amérindiens, il est partout objet de vénération, de croyance, de superstition. En Méditerranée, l’ours et Artémis sont inséparables, au point que plusieurs historiens voudraient les lier étymologiquement. L’origine du nom Artémis viendrait ainsi du grec ancien arktos. Selon la mythologie grecque, Artémis exigeait des nymphes qui composaient sa suite qu’elles soient absolument chastes. Zeus – toujours lui – s’éprit de l’un d’elles, Callisto. Il se métamorphosa en Artemis pour mieux l’approcher et la mit enceinte. Constatant la trahison de la pauvre Callisto, Artémis la chassa de sa suite tandis que l’épouse jalouse de Zeus, Héra, se vengea en la changeant en ourse. C’est elle qui est à l’origine de la Grande Ourse. Les Romains quant à eux aiment à faire se battre dans leurs arènes des ours contre d’autres animaux féroces, notamment des taureaux, curieux qu’ils sont de voir lequel est le plus fort du règne animal.

La vénération est autrement plus grande aux confins septentrionaux de l’Europe. On ne prononce à vrai dire même pas son nom, ce qui explique que dans les langues anglo-saxonnes ou slaves, on ne retrouve pas la racine indo-européenne du mot ours. Pas d’arktos grec, d’ursus latin, d’artos celte – qui donnera son nom au Roi Arthur – ou d’orso ibérique mais bien plutôt la racine bär ou bear, qui partagent en fait leur racine avec braun ou brown. Ainsi, ces hommes qui peuplent les profondes forêts de la Germanie antique ou les rives gelées de la Scandinavie ont une telle adoration pour la bête qu’ils n’osent pas l’appeler autrement que « le marron ». Un principe similaire semble avoir retiré la racine indo-européenne des langues slaves, qui préfèrent l’appeler medvev, qui peut vouloir dire « le pas léger ». Chez les Germains ou les Slaves, on admire tant la force de l’ours qu’on porte ses griffes et sa peau, que l’on boit son sang avant les combats. Ci-dessous, cette petite pièce d’échec du jeu dit de Lewis, exposée au British Museum, qui date du XIIème siècle. On y reconnaît un guerrier portant une peau d’ours, littéralement berseker, si plein de force animale et de la fureur du combat qu’il en mord son bouclier. Le vidéaste Nota Bene a d’ailleurs récemment consacré une de ces vidéos à la figure mystérieuse du berseker, je vous la recommande. La coutume de se parer d’attributs ursins en vue d’une bataille se prolonge un peu partout en Europe jusqu’à la fin du Moyen Âge.

Jeu d'échec de Lewis. Ce guerrier est beaucoup trop motivé.

Le christianisme réprouve viscéralement ces persistances païennes. L’Église se retrouve régulièrement aux prises avec les us et coutumes des hommes de son temps. L’ours est, durant des siècles, l’animal que l’on chasse par excellence, pour peu que l’on soit noble. Jusqu’au XIIème siècle en effet, personne ne chasse le cerf ou la biche, animal peureux et sans combativité. On lui préfère largement le sanglier, ou bien entendu l’ours, qu’on combat à pied, parfois même en duel. Le fameux Godeffroy de Bouillon, déjà célèbre en son temps et qui rejoint la Première Croisade en 1096, est très gravement blessé alors qu’il décide d’affronter seul à seul un ours lors de la traversée de l’Anatolie. Le combat de l’ours devient l’un des marqueurs des héros médiévaux. L’Eglise conspue ces pratiques, comme elle conspue la chasse toute entière d’ailleurs, qui rapproche bien trop l’homme de l’animal, au sens propre comme au sens figuré. Elle parviendra, au fil des siècles, à au moins inverser la hiérarchie de la chasse et à faire du cerf une proie plus conseillée et de la fauconnerie une traque plus noble – puisque c’est l’animal lui-même qui tue la proie.

Autre exemple d’une idée du temps que l’Église s’évertue à détruire, c’est la proximité de l’homme et de l’ours. Parce que ce dernier est capable de se tenir debout, de saisir des objets, qu’il vole ingénieusement le miel des abeilles, on lui reconnaît volontiers la qualité de cousin de l’homme, au sens le plus littéral du terme. Ainsi, plusieurs rois, notamment au Danemark, font intégrer des ours comme leurs ancêtre dans leurs arbres généalogiques, héritant de leurs vertus et de leur force. La médecine elle même va jusqu’à considérer l’ours suffisamment proche de l’homme pour pratiquer sur des ours les interventions chirurgicales qu’elle craint d’effectuer sans entraînement sur des personnages de haut rang, comme le roi de Jérusalem Baudoin. L’Église prend le problème très au sérieux : ainsi Guillaume d’Auvergne, grand intellectuel du milieu du XIIIème siècle actif à Paris, se pose la question du statut du sperme de l’ours. L’ours étant considéré comme suffisamment parent de l’homme qu’il peut en fait s’accoupler avec lui, il faut alors considérer l’avenir d’enfants nés de telles unions. Il tranche finalement en considérant les enfants nés du viol d’un femme par un ours mâle comme dignes du baptême, lorsque les fruits du viol d’une ourse femelle par un homme ne le sont pas. 

Petite note au passage, ce genre d’anecdote est souvent prétexte à pas mal de moquerie et de condescendance vis-à-vis des mentalités médiévales, au coté entre autres des procès d’animaux, régulièrement traités dans de petits articles sans prétention. C’est bien entendu tentant, mais c’est à mon sens manquer l’exercice pourtant bien agréable de « faire de l’Histoire ». Ces événements sont rigoureusement cohérents avec le monde d’idées dans lequel vivent ces hommes, et peuvent autant porter à rire que nos propres débats actuels dans plusieurs siècles. Il faut se garder de la prétention de croire que nous sommes arrivés à un état définitif de la connaissance. Finalement, l’Eglise s’échine ici à élever un mur entre l’homme et un monde animal qu’il ne pensait pas encore avoir complètement quitté – un mur peut être un peu trop haut et large aujourd’hui.

Le christianisme s’efforcera donc de faire tomber l'ours de son trône, avec méthode et surtout patience, puisque cela demandera plusieurs siècles. Elle attaque la mythologie ursine sur plusieurs fronts.

La première stratégie, fort simple, consiste à faire disparaître l’animal physiquement, comme elle a en même temps amorcé l’éradication systématique des cultes païens des sources ou des pierres sacrées. Dès Charlemagne, l'Église encourage le massacre systématique des ours. D’une Gaule que César décrit remplie d’ours, on passe un Royaume de France où il se cantonne à la moitié est du pays, pour en disparaît totalement au XVIIIème. Ensuite, il s’agit de dénigrer la pauvre bête par le texte religieux. Les récits de la vie des saints sont peuplés d’ours domptés et soumis à la volonté des dits saints, comme le paganisme mis au pas par le christianisme triomphant. On charge le malheureux de trois des péchés capitaux : paresse, gourmandise et même luxure. Puis on l’enchaîne au Diable, ce dernier prenant souvent la forme d’un ours. La troisième stratégie consiste à dégager toute trace de l’ours dans le calendrier. Le 11 novembre, date du début de l’hiver, où l’on rentre bétail, matériel et même soi même, est symboliquement le moment où l’ours rentre dans sa tanière : qu’à cela ne tienne, l’Église y fixe la Saint Martin. Fête-t-on le premier réveil de l’ours le 2 février ? L’Eglise frappe fort et y installe d’une part les Relevailles de la Vierge et en plus, la Chandeleur – ce qui n’empêchera pas cette dernière d’être encore appelée Chandelours dans les campagnes jusqu’au XVIIIème siècle. Comme si tout cela ne devait pas suffire, l’Église, qui pourtant voit d’un mauvais œil les montreurs d’animaux qui pourraient facilement devenir objets d'idolâtrie, reste bienveillante avec les montreurs d’ours qui contribuent à l’humilier dans l’esprit populaire.

Enfin, ultime humiliation, et non des moindres, la couronne de roi des animaux, une fois arraché du front de l’ours, est déposé sur la tête… du lion. Pourquoi le lion ? Il a beau ne pas être indigène en Europe, il y est néanmoins très familier. En effet, si l’ours est l’animal de l’Europe barbare et des traditions orales, le lion est l’animal de la Bible et des traditions écrites. En cela, il est bien plus facile à contrôler. Il surgit dans les sermons, puis partout dans les églises. Il vainc l’ours sur les armoiries, où il est omniprésent, et le remplace dans les surnoms – Richard Cœur-de-Lion en est un exemple. Ainsi, à la fin du XIIIème siècle, l’usurpation est complète. C’en est fini du règne de l’Ours.

Les siècles suivant seront ceux de l’ours maladroit, pataud, aussi lent en gestes qu’en esprit, qu’on retrouve dans les fables de La Fontaine. Il faudra attendre 1902 et la naissance simultanée en Allemagne et en Amérique de l’ours en peluche – Teddy Bear tient son nom du président Theodore Roosevelt qui, refusant d’abattre un ourson qu’on avait destiné à être chassé, avait beaucoup gagné en popularité auprès des Américains. Les survivances de l’ours sont à lire dans ses quelques fêtes dédiées, notamment dans les Pyrénées, ou dans les armoiries des trois capitales européennes révérant encore le roi déchu : Berne, Berlin (ces deux noms étant lié à la forme anglosaxonne de l’ours) et Madrid.

Armoiries de Berne, Berlin et Madrid