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Moyen-Âge

Se saper de noir au Moyen Âge, est-ce classe, ou ne l'est-ce pas?

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publié le
7/2/2022
5
min de lecture
Portrait de Romain

Romain Leduc

guide-conférencier, chasseur d'idées reçues

Mon précédent article avait à cœur de vous faire comprendre toute l’importance de la belle sape durant le Moyen Âge, à l’époque des croisades (1096), de Saint Louis (1214-1270) et de Jeanne d’Arc (1412-1432). Une époque qui couvre pas moins de quatre cents ans, vous vous doutez donc bien que les codes vestimentaires ne sont pas restés les mêmes. Nul doute que si vous préparez mal votre voyage en DeLorean (Retour vers le Futur), ou entrez mal le chevron sept sur le cadran de la Porte des Étoiles, et que vous débarquez au beau milieu de la Guerre de Cent Ans habillé à la mode de Saint Louis, vous passerez pour un énorme ringard – et c’est, je pense, un assez mauvais timing pour se faire remarquer.

Les hommes du Moyen Âge avaient bien entendu leurs modes, et j’aimerais vous en toucher deux mots. 

Sachez tout d’abord que l’Europe est, de très longue date, reconnue pour sa maîtrise de la couleur et de la teinture.  Sous l’Empire Romain déjà les Barbares, s’ils n’étaient pas foutus de faire un vin décent alors qu’ils en descendaient des quantités qui sidéraient les Romains, étaient bien plus qualifiés que ces derniers pour produire des tissus teints, et la réputation de la production européenne s’est maintenue jusqu’à l’époque moderne.

Cette production séculaire et bigarrée constitue la porte ouverte à toutes les modes. En effet, au gré du temps, les valeurs et les sentiments que les couleurs communiquent changent. Les étudier permet de comprendre, et même de ressentir, que le Moyen Âge n’est pas fait fait d’un seul bloc de mille ans, mais qu’au contraire, les sensibilités des hommes anciens sont aussi impermanentes que les nôtres. Afin de s’en faire une meilleure idée, nous allons ici nous pencher un peu plus sur le parcours d'une couleur bien particulière : le noir.

Pour faire encore une fois mentir le Sacré Graal des Monthy Pythons ou cette poignée de piments et de sels jetée dans les yeux qu’est le Robin des Bois de Ridley Scott , on retrouve peu de noir durant le XIème et XIIème siècles – période qu’on appelle le Moyen Âge central ou classique (époque de Guillaume le Conquérant, de la construction de Notre-Dame de Paris ou de Robin des Bois pour les repères). Durant les siècles qui précèdent, de Clovis à Charlemagne, le noir a plutôt mauvaise presse. C’est la couleur des ténèbres et surtout de l’Enfer, qui n’est pas encore rouge. Le noir n’est pas non plus la couleur du deuil. Cette pratique ne se diffuse que très tardivement, à la toute fin du Moyen Âge, et uniquement parmi la noblesse. Quant au prolo moyen, il ne se met au noir du deuil qu’à la fin du XVIIIème siècle.

Et pourtant, il n’est pas impossible qu’en vous baladant dans le Paris médiéval, vous croisiez un de ces curieux personnages.

Votre œil, entraîné à la lecture des évangéliaires anglo-saxons, aura immédiatement reconnu dans ce manuscrit enluminé de la fin du XIIème siècle conservé à la British Library, des moines bénédictins, tout vêtus de noir.

Ils sont membres d’un des plus anciens et plus puissants ordres monastiques européens. Il est difficile de déterminer quand ils ont commencé de faire du noir leur couleur sacerdotale. On suppose que cette pratique s’impose autour du Xème siècle, où l’on sait que le noir commence à représenter humilité, simplicité et renoncement, mais elle est en tout cas bien établie pour l’époque qui nous intéresse. Notons toutefois que les enluminures ne sont pas exactement fidèles à la réalité : teindre un vêtement de noir s’avère beaucoup trop cher pour des moines généralement complètement fauchés, et qui ne sont pas censés porter le luxe et l’élégance comme valeurs centrales. Ils se contentent donc de teintures artisanales, réalisées dans les monastères mêmes plutôt qu’auprès de teinturiers professionnels. Exit donc le noir ténébreux des bénédictins horriblement malaisants du Nom de la Rose – excellent au demeurant. Les robes des bénédictins incarnent le renoncement christique en étant ternes et moches, vaguement grises ou marrons. 

À ce stade donc, nous pourrions en conclure que, la page du noir infernal tournée, le noir est désormais la couleur modeste du dépouillement monastique. Mais c’est beaucoup plus compliqué que ça. En Italie, le développement de la classe marchande donne naissance à une bourgeoisie plus riche que la noblesse. Or, si vous avez lu mon article sur les codes sociaux de la couleur, vous vous rappelez qu’à cette embarrassante situation, la noblesse italienne répond par plusieurs lois interdisant que cette nouvelle classe de parvenus ne porte de tissus plus luxueux que leur situation de roturier ne le permet. Pas de rouge, pas de jaune safran, pas de bleu de lapis lazuli pour un marchand de Milan ou de Venise. Qu’à cela ne tienne, ce dernier porte, un peu par dérision, ses efforts financiers sur cette couleur délaissée qu’est le noir. On voit alors surgir d’Italie un tout nouveau noir, profond et absolu, distillé par des pigments beaucoup plus chers ou par le noir de la fourrure de martre. La mode ne tarde pas à voyager vers la cour de France dans les valises de Valentine Visconti, qui vient épouser Louis d’Orléans, frère du roi Charles VI. Saviez-vous par ailleurs que ces deux personnages ont inspiré ceux de Game of Thrones ? Et que Louis d’Orléans a trouvé la mort sous les lames bourguignonnes dans une ruelle du Marais ? Je vous en dis plus lors de mon incroyable visite du Marais ou celle du Paris médiéval.

Dans le Paris de la fin du Moyen Âge, on voit donc cohabiter deux noirs aux messages bien différents : un noir approximatif, symbole de pauvreté christique, et un noir hyper classe, symbole de richesse et d’élégance. Un nouvelle dimension est apportée à ce noir lorsque le très puissant duc de Bourgogne Philippe le Bon se met à le porter pour marquer le deuil de son père, assassiné en représailles de la mort de Louis d’Orléans – on est en pleine Guerre de Cent Ans, suivez mes visites pour encore plus d’histoires de meurtres. La cour de Bourgogne, l’une des plus riches d’Europe, impose alors une mode du noir à toutes ses voisines. Finalement démembrée par le roi de France Louis XI, elle transmet son art de la sape à la cour d’Espagne par mariages et alliances, ce qui explique par exemple que tout le monde est habillé de noir dans La Folie des Grandeurs, de Gérard Oury, avec Louis de Funès. L’Espagne demeurera la faiseuse de mode européenne jusqu’à ce que la France prenne la relève au XVIIème siècle.

Philippe le Bon

On pourrait continuer longtemps, notamment parce que le noir deviendra rapidement porteur d’un troisième sens lorsque naîtra la Réforme luthérienne. Les protestants, s’inspirant dans une certaine mesure de la modestie des tenues monastiques, se mettent à porter le noir en signe d’humilité et considèrent comme « déshonnêtes » les couleurs rouges, jaunes, et vertes.

Martin Luther

En résumé, et plus concrètement, vous comprenez que si vous veniez à remonter dans le temps pour vous promenez dans le Paris médiéval, vous avez plutôt intérêt à bien connaître l’année dans laquelle vous vous trouvez, afin de savoir si vous venez de marcher sur les pompes d’un moine tout pourri, d’un marchand qui pèse, d’un noble ou d’un inquisiteur. Ça vous change une expérience.

En suivant ainsi l’intéressant parcours du noir dans les sensibilités médiévales, j’essaie en premier lieu de vous faire ressentir que ce Moyen Âge, dont a une vision souvent assombrie, est un moment de l’Histoire où l’homme pense le Beau et l’élégance vestimentaire avec autant d’esprit que nos contemporains, si ce n’est plus. Par le choix des couleurs que l’on arbore, on peut exprimer croyance, richesse, appartenance, éthique personnelle et tout simplement bon goût. Ensuite, je veux que vous compreniez que ce goût du vêtement approprié est vivant, changeant, et suit des modes qui sont pour beaucoup comparables aux nôtres. Il est une belle illustration de ce tourbillon impermanent que composent les symboles, les idées et les croyances des hommes à travers les siècles, et qui font toute la beauté et saveur du métier d’historien.