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Cannibalisme, Vol. 3 : L'Ogre et le Châtiment

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publié le
7/2/2022
7
min de lecture
Portrait de Romain

Romain Leduc

guide-conférencier, chasseur d'idées reçues

J’imagine votre état d’esprit, après les deux précédents articles.


D’abord un voyage sur les rives d’un monde affamé et violent, où l’on mâche les racines, la terre et la chair morte, et l’on écoute s’écouler des minutes rendues insupportablement longues par la faim. 


Puis une errance dans les campagnes hallucinées parcourues d’ombres au regard fou et aux dents grinçantes, dans l’air alourdi des fragrances de viande humaine cuite.



Il est temps de se poser. De s’asseoir auprès d’un feu, aux côtés des hommes, aux côtés des gens. De ceux qui ont vu, de ceux qui ont vécu, de ceux qui ont réfléchi à tout cela. Aujourd’hui laissons de côté les chiffres, les dates. Aujourd’hui, nous écoutons, nous essayons de comprendre ce qu’ont pu penser, ressentir les témoins de ces heures sombres. Posons la question du sens que l’on peut donner à un monde où de telles horreurs ont lieu.


Symboliquement, l’anthropophagie est familière à tout lettré du Moyen Âge. La Bible la mentionne à plusieurs reprises, notamment ici le Deutéronome, (28 : 49-57)

L’Homme le plus délicat et le plus tendre d’Israël regardera d’un oeil mauvais son frère, sa femme (...) et ce qu’il lui reste d’enfants, ne voulant partager avec aucun d’eux la chair de ses enfants qu’il mangera lui même.

Le cannibalisme, et plus précisément le cannibalisme intrafamilial, figure ici comme l’un des châtiments divins dont Dieu se plaît à faire usage contre son peuple. Il punit les péchés des hommes de la manière la plus atroce qui soit, puisqu’il tourne les membres de la famille, pourtant noyau indissoluble de la société hébraïque, les uns contre les autres, poussant les frères à manger les frères et les mères leurs enfants.


C’est en prenant en compte cette idée de punition divine que l’on peut comprendre, par exemple, les témoignages d’actes cannibales lors de la chute de l’Empire Romain que l’on a évoqués lors du précédent article. C’est surtout les auteurs chrétiens qui nous en parlent. C’est bien normal : l’effondrement du plus grand empire chrétien de l’époque sous les coups de tatannes d’une horde de furieux polythéistes a tout du châtiment divin. Les érudits cherchent à donner sens à ce qu’ils vivent comme la fin d’un monde, soit en pleurant la disparition du dernier phare chrétien d’Europe occidentale, soit au contraire en soulignant la corruption de ces Romains amenés par la colère divine à s’entredévorer. 

C’est toujours cette notion de châtiment de Dieu qui explique que certains chroniqueurs médiévaux se décident à parler d'anthropophagie. Puisque de tels actes sont le signe d’une colère divine, les rapporter devient une manière détournée de critiquer le seigneur des terres où ces actes ont lieu. On a évoqué Adémar de Chabanne la dernière fois : à ses yeux, si les hommes s’entredévorent, c’est avant tout parce que le comte du coin a volé des objets précieux à des moines. Sa mention du cannibalisme n’a rien de gratuite. Comme les autres religieux de l’époque, sa préoccupation est surtout de faire en sorte que les seigneurs féodaux arrêtent de savater moines et curés à la moindre occasion pour leur piquer du mobilier. 

Le clergé impose la Paix de Dieu aux seigneurs féodaux

Mais alors, cela voudrait-il dire qu’on ne dispose que de sources partiales et malhonnêtes qui ne cherchent qu’à faire du bad buzz ?


Non. Car il y a Raoul Glaber. 


Nous avions déjà parlé de ce brave moine de Bourgogne, témoin privilégié (si l'on veut) de l'effroyable famine de 1032 et de son cortège d’horreur. Sa liberté de ton et sa proximité avec les événements font toute la valeur de son témoignage. 


Il est par exemple l’un des rares à explicitement faire du cannibalisme le stade ultime des réflexes de survie. Lorsque d’autres chroniqueurs tendent à isoler ces comportements de leur contexte, ne les tenant que comme illustration de la colère divine, Raoul Glaber nous ramène sur le terrain.  Il nous met face à des hommes de chair, de sang, et surtout d’os, qui après avoir tout tenté en terme d’alimentation, en viennent à l’extrémité désespérée de manger l’homme. 

Plus passionnant encore, son texte permet de mesurer toute la place que prend la rumeur, le bruit, le ouï-dire. On voit se diffuser des récits terrifiants, dans une population psychologiquement  épuisée, angoissée jusqu’à l’extrême, privée de liens sociaux rompus par le manque et la famine. Pour une conscience émoussée par la faim et la peur, les multiples décès et disparitions deviennent suspects. On voit ainsi émerger la figure de l’hôte tueur, renversement de la figure de l’hospitalité chrétienne.

Les voyageurs qui fuyaient la famine (...) furent égorgés de nuit par leurs hôtes et servirent de repas à ceux qui les avaient accueillis.



Lorsque Glaber rapporte, comme nous l’avons vu précédemment,  que “l’on vit quelqu’un apporter de la chair humaine cuite au marché de Tournus”, y croit-il vraiment ? Difficile d’imaginer que dans une société à ce point diluée dans l’instinct de survie de ces membres, des marchés puissent encore se tenir. Il faut le lire comme un exemple supplémentaire des rumeurs qui circulent parmi ces populations terrorisées.


Une réalité cruelle se mêle indistinctement à des fictions hallucinées qui accouchent de monstres folkloriques que nous connaissons bien. Lisons encore cet extrait de Glaber.


Il existe une église proche de Macon, dans la forêt de Chatenet, isolée et sans paroisse. (...). Un homme s’était installé dans une cabane à coté. Il s’attaquait aux gens de passages, les tuait et s’en repaissait. (...). Un jour un homme qui lui demandait l’hospitalité (...) aperçut dans sa maison des têtes coupées d’hommes, de femmes et d’enfants. (...) Terrifié par ce piège mortel, le voyageur parvint à s’enfuir à la ville. Il raconta au comte Eudes (...). On envoya des hommes pour enquêter : ils trouvèrent le monstre avec les têtes de quarante-huit victimes (...). Emmené à la ville, il fut lié à un poteau dans un grenier auquel on mis le feu, comme nous le constatâmes par la suite.

Il est remarquable que l’histoire soit non seulement assez exactement située, mais également que Glaber aille jusqu’à donner le nom du comte, ancrant plus encore son récit dans le réel. La description de la grange brûlée semble sincère : passant près du lieu du crime, Raoul Glaber a pu voir de ces yeux les lieux de l'exécution.


Et pourtant à cela se mêlent la fable, le conte et le cauchemar. La lisière de la forêt, cette frontière inquiétante de l’imaginaire européen, la cabane abandonnée, l’église isolée rattachent les descriptions de Glaber au registre du conte oral médiéval qui s’est transmis jusqu’à nos jours. Rien d’étonnant à ce que y trainent des ogres...

Très souvent, l’on montrait un fruit ou un œuf à un enfant pour l'entraîner dans un lieu écarté, le tuer et le manger.

Ainsi les monstres mangeurs d’enfant, les ogres, les bouchers de la chanson de Saint Nicolas ou du Petit Poucet ont, d’une certaine manière, bel et bien existé.  Si vos enfants commencent à faire un peu les malins en trouvant vos contes ringards, calmez-les tout de suite en leur rappelant que ces contes n’en sont pas vraiment. 

Passée ce terrible XIe siècle, le Moyen Âge entre dans un période de prospérité relative. Les famines deviennent très rares, la société se stabilise et se sécurise, permettant la circulation de richesses et l’élévation d’immenses cathédrales, la créations d’universités brillantes et le rayonnement de la production du Royaume de France. Pourtant…


Pourtant, et c’est peut être la raison pour laquelle j’ai décidé, en premier lieu, de vous parler de ce thème incongru, le cannibalisme fait à nouveau parler de lui à Paris. Vous avez tous déjà entendu cette histoire : c’est tout simplement l’origine de Sweeney Tod, l’anecdote que vous servira tout guide parisien. Ces trois articles n’étaient pas de trop pour que vous en saisissiez tout le sens.


Au début du XVe siècle, un barbier vivant rue des Marmousets (à l'emplacement de l'actuel Hôtel-Dieu, tout près de Notre-Dame) est accusé d’assassiner ses clients pour en dérober les biens, puis de laisser le soin à son voisin traiteur d’utiliser les corps pour en faire des pâtés. Les deux hommes sont arrêtés et exécutés, tandis que leurs maisons sont rasées et remplacées par une croix d’expiation. 


Les sources sont bien maigres, et la véracité des faits difficile à établir. La légende urbaine semble avoir pris corps dès le XVe siècle, et la croix d’expiation existait bel et bien. Mais le contexte explique bien des choses : le XVe siècle voit la société médiévale dévastée par la Peste, la Guerre de Cent Ans et des soulèvements populaires à répétition. À nouveau la mort, à nouveau la peur, à nouveau la faim. Les loups entrent dans Paris et y dévorent des enfants. Les mémoires sont encore hantées des légendes et des contes d’ogres mangeurs de chair humaine. 

La rue des Marmousets, aujourd'hui disparue


Que des hommes en soient venus à ce sinistre commerce, c’est possible. Que des rumeurs paranoïaques, comme Raoul Glaber en rapportait déjà, aient couru contre quiconque semblait mieux portant, chargées peut être de haines personnelles,  renforcées encore de disparitions étranges dans un Paris ravagé par les combats de rue et les assassinats, voilà qui est tout à fait envisageable.


L’affaire des Marmousets, qu’elle soit vraie ou non, est passionnante car elle constitue un écho des terreurs des Parisiens, héritage de siècles passés à craindre de mourir de faim.


Vous voyez, c’est ainsi que j’aime mon métier. L’anecdote, le détail ne se suffisent pas à eux mêmes. C’est ce qu’ils révèlent du monde qui m’intéresse. 


Lorsque je vous propose une visite du Paris sombre et obscur, je ne veux pas vous suggérer une suite de petits faits croustillants et glauques. Je veux que l’on s’imprègne tout entier du monde où de telles histoires ont pu prendre corps. C’est certes une forme d'exigence mais croyez-moi, la connaissance ne fait qu’amplifier vos frissons. 


Venez donc à mes cotés marcher sur les traces des cannibales, des vampires et des sorcières de Paris.